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18 juin 2008

L'hypertexte ou comment réapprendre à lire

En appeler à la notion d’hypertexte,  c’est se poser la question de la multiplicité de la lecture quand face à un texte non séquentiel, ce dernier a pouvoir de déstabiliser toute lecture traditionnelle accoutumée à suivre une séquence linéaire de mots, un texte qui serait donc composé d’unités connectées par des liens multidirectionnels combinés en réseaux pouvant être répertoriées selon des configurations distinctes. Il s’agit d’un texte, non seulement linguistique, (la formule ne se veut pas ici pléonastique) mais ce que l’on qualifiera de « pro-ductif » dans le sens que lui assigne Kristeva en dynamisant ce terme, (y incluant l’ensemble des opérations de production et des transformations que le texte est en mesure de recevoir). Un tel texte ne peut légitimement être pensé comme une clôture, puisque ne connaissant ni commencement ni fin, ni, et conséquemment, de frontière définitive, (« l’indéfini » le caractérise) en ce qu’il est dépourvu de centre et dispose de points d’entrée multiples. Son fonctionnement relève donc de la connivence entre des associations qui engage l’autonomie du lecteur. Ce dernier peut, à tout moment, réactualiser sa lecture (lui offrant la possibilité de circuler à l’intérieur de cette écriture et promouvant une ouverture à la diversité des associations, encourageant l’avènement de nouveaux sens qui resteraient inaperçus si le lecteur s'en tenait à une lecture traditionnelle). L’hypertexte apparaît sous la plume de Ted Nelson en 1960 pour définir précisément cette notion d’écriture non-séquentielle, articulée à l’idée de plusieurs parcours de lecture possibles dont les premières applications se font connaître chez Bakhtin qui revisite et révise la notion de fin romanesque qui, pour lui, n’est jamais fin stricto sensu. Le roman participerait à une espèce de dialogue infini, « panlittéraire »: qui aurait lieu entre tous les discours. « Tout signifie, dit Bakhtin dans Imagination dialogique, et tout fait partie d’un ensemble plus grand – il existe une interaction continue entre les significations qui disposent toutes du potentiel de s’influencer réciproquement. » L’idée de concevoir le texte comme élément dans un réseau revient chez Michel Foucault à évoquer que « les marges d’un livre, dit-il, ne sont jamais nettes ni rigoureusement tranchées par-delà le titre, les premières lignes et le point final, par-delà sa configuration interne et la forme qui l’autonomise, étant pris dans un système de renvois à d’autres livres, d’autres textes, d’autres phrases comme un noeud dans un réseau ». Dans « Qu’est-ce que l’auteur? » Foucault s’interroge sur ce que veut dire publier l’oeuvre de Nietzsche en son entier. S’agit-il de publier ce que Nietzsche a décidé de publier? Ses brouillons? Ses notes de travail? Ses passages raturés? Et que faire alors avec ses notes en marge qui consignent la date d’une réunion ou la liste de blanchissage? Le mouvement d’expansion du texte, qui en fait éclater les frontières, rend ambiguë la notion d’auteur, c’est certain. Comme le remarque Foucault dans le passage cité, Nietzsche est à la fois l’auteur et de Au-delà du bien et du mal et de la liste de blanchissage. Une telle démythification de l’auteur paraît être le premier stade du bouleversement de la paternité littéraire nette auxquels nous conduisent les hypertextes. Dans « Mille plateaux » in Capitalisme et schizophrénie, Deleuze et Guattari introduisent l’idée d’un livre dépourvu de chapitres mais qui présente des plateaux communiquant entre eux à travers d’infimes fissures ou microfissures. Nous sommes immergés dans un monde discontinu d’entités liées les unes avec les autres. Ce système de rhizomes fait pointer en direction de l’hypertexte dans la mesure où chaque point peut être lié à n’importe quel autre, au mépris de toute idée de hiérarchie et d’autorité. Les rhizomes, les plateaux, la pensée nomade, la tendance fondamentale à la discontinuité et à l’imprévisible, l’intérêt à trouver de nouvelles méthodes de construction de réseaux permettraient d’éviter les hiérarchies autoritaires – autant d’éléments qui, dans la pensée de Deleuze et Guattari, renvoient à l’hypertexte. L’hypertextualité, dans son acception large, paraît être davantage une attitude d’esprit qui s’étend sur plusieurs domaines plutôt qu’un phénomène spécifiquement informatique. C’est sans doute dans S/Z que Barthes fournit l’une des approches hypertextuelles les plus brillantes de la fiction : les procédures conceptuelles et transcriptives dont il use pour présenter son analyse de Sarrasine font signe vers l’hypertexte. Elles se fondent sur la division de l’ensemble en fragments qu’on peut entre-lier en différentes séquences, sur la pluralité des entrées et la réversibilité des parcours, sur les glissements du sens et l’importance accordée à l’ « activité » du lecteur. C’est, en fin de compte, toute la différence entre le lisible et le scriptible qui est en jeu. L’hypertexte serait à référencer, bien évidemment, du côté du scriptible dont la pluridimensionnalité ne cesse de subvertir le principe de non-contradiction. Le lisible, comme on peut s’y attendre, sera régi dans notre approche Des Chants par ce très vieux principe, tout en multipliant les solidarités, marquant chaque fois qu’il le peut le caractère compatible des circonstances, ajointant les événements relatés par une sorte de « colle » logique. Le discours se devra alors de repousser ce principe jusqu’aux limites auxquelles Les Chants nous accule. Il s’agira d’entreprendre une démarche précautionneuse et méfiante d’un lecteur qui, comme Maldoror, craindra d’être surpris en flagrant délit de contradiction ; surveillant et préparant sans cesse sa défense contre « l’ennemi » qui n’est autre que les « huées » de sa propre conscience qui le confondrait comme devant le tribunal du professeur Hinstin. Voici quelques extraits qui permettent de mieux pressentir l’intuition hypertextuelle que Barthes nous livre et que nous prendrons à et en compte pour notre étude : « Le signifiant tuteur [le texte analysé] sera découpé en une suite de courts fragments contigus, qu’on appellera ici des lexies, puisque ce sont des unités de lecture. [...] La lexie comprendra tantôt peu de mots, tantôt quelques phrases; ce sera affaire de commodité: il suffira qu’elle soit le meilleur espace possible où l’on puisse observer les sens; sa dimension, déterminée empiriquement, au juger, dépendra de la densité des connotations, qui est variable selon les moments du texte [...] » « Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu’aucun puisse coiffer les autres ; ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n’a pas de commencement ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale ; les codes qu’il mobilisent se profilent à perte de vue et sont indécidables (le sens n’y est jamais soumis à un principe de décision, sinon par coup de dés) ; de ce texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s’emparer, mais leur nombre n’est jamais clos, ayant pour mesure l’infini du langage ». La question du scriptible comme enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), modifie le statut du lecteur « entendu » comme producteur du texte. « Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d’oisiveté, d’intransitivité, et, pour tout dire, de sérieux: au lieu de jouer lui-même, d’accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l’écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte: la lecture n’est plus qu’un referendum ». (p. 10) « Un fragment détaché avec les dents », rend compte de cette congrégation d’unités séparées, Six Chants que l’on pourrait lire arrachés par rapport à l’ensemble. Greg Ulmer dans son Applied Grammatology relève ces traces laissées par ces dents aux signes de ponctuation comme les guillemets ou les parenthèses. Chez Derrida ces « griffures » peuvent se lire le long de plusieurs pages. Ainsi en est-il également de l’œuvre de Claude Simon, où le caractère digressif des liens hypertextuels renferme le stigmate de surplus et d’accessoire par rapport au texte principal. L’existence du texte principal est bien sûr déniée par Derrida comme elle l’est par l’hypertexte. Le philosophe abandonne également tout système conceptuel fondé sur la présence du centre, sur la hiérarchie et la linéarité désormais obsolète et fait valoir les notions de multidimensionnalité, de noeuds, de liens et de réseaux. Le chemin de la lecture cesse d’être linéaire pour devenir un système de carrefours qui constituent des centres ponctuels autour desquels s’organise l’expérience de la lecture et dont l’existence éphémère peut se refléter dans le discours critique à condition que ce discours, lui aussi, cesse d’être linéaire. En introduisant le concept d’assemblage, Derrida parle d’un état d’« être-ensemble » qui se réalise dans les entrelacs des sens qui s’organisent en un réseau momentané pour se disséminer en de nombreux points prêts à former de nouvelles constellations. Souvent, la pensée bifurque en liant au même signifiant deux signifiés et deux référents distincts: non seulement le postmoderne que vise la parole mais aussi l’hypertexte qui est sous-entendu. Souvent, la fiction postmoderne met en scène une « hétérotopie » (le terme revient à Foucault, in L’Archéologie du savoir), qui décrit un espace logiquement « inadmissible » constitué de fragments d’espaces hétérogènes, souvent éloignés dans le temps ou régis par des lois incompatibles. Ces procédés de juxtaposition, d’interpolation et de superposition mènent à la construction d’une « zone » ou un espace ontologiquement impossible sur lequel une « loi anarchique » semble régner provoquant parfois des collisions entre des « mondes ». Le recours à la métalepse, c’est-à-dire au passage d’un niveau narratif à un autre sans que ce changement soit explicité par le discours lui-même, n’est pas rare dans Les Chants, bien que vertigineux. Ces « dérapages » de la narration surprennent et déconcentrent tant ils sont transgressifs dans le cadre des textes lisibles. Sur l’axe vertical nous avons affaire à un « laminage » du discours, c’est-à-dire une construction « en strates » qu’il faut ensuite « recoller verticalement » selon la terminologie de Mc Hale (« a vertical collage »). L’établissement de la relation dialogique entre différents textes (non seulement linguistiques et littéraires) s’amplifie comme on sait par la multiplication des référents. La récurrence des effets de cette « hétérotopie », indiquant la pluralité des discours, se fait sentir à l’intérieur du récit par une cassure ou fêlure dans l’unité du discours même. Dans Glas, Derrida reformule la leçon de Ducasse : « Espaçons. L’art de ce texte, c’est l’air qu’il fait circuler entre ses paravents. » L’espacement graphique des paragraphes et la division en strophes figurent l’idée d’un texte composé de segments indépendants. J’enserre le cercle pour m’approcher de l’univers de Claude Simon. Renonçant systématiquement à théoriser à propos de son écriture et se disant même incapable de suivre les élucubrations théoriques des autres, l’écrivain parle tout de même volontiers de sa conception du roman. D’après ses déclarations artistiques, il se dessine l’image de l’écriture qui partage de nombreuses propriétés avec l’hypertexte. Les concepts qui reviennent sont les suivants: non- linéarité, simultanéité, associations, réseau, liens, noeuds, bricolage, assemblage, collage, participation du lecteur, plasticité, lamina lité. « [Mon chemin] est bien différent, dit Claude Simon, du chemin que suit habituellement le romancier et qui, partant d’un « commencement » aboutit à une « fin ». Le mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu’il croit reconnaître, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu, son trajet se recoupant fréquemment, repassant par les places déjà traversées [...] et il peut même arriver qu’à la « fin » on se retrouve au même endroit qu’au « commencement » ». Le désir de contourner et de tromper l’inévitable linéarité du langage taraude l’auteur. C’est donc avec un certain soulagement que Claude Simon accueille la mise en doute de l’ « intrigue » au sens où Aristote la définit, puisque le roman n’a plus la charge de conduire son lecteur le long d’une chaîne de causes à d’effets jusqu’à un dernier événement qui en serait le couronnement « logique », ce n’est pas davantage leur ordre chronologique qui décide désormais de l’enchaînement ou du voisinage des événements écrits mais, « comme dans tout art, comme en peinture, comme en musique, les effets d’associations ou de contrastes, d’harmonies ou de dissonances, d’oppositions ou de dérapages, de reprises, de variations, de périodicité [...] ». La parenthèse permet de déjouer la linéarité avec une efficacité probante : s’ouvrant, elle « ouvre » le passage à un autre niveau de narration, à une autre image, à une autre version d’événements faisant pivoter toute recherche sémantique. Ecrire entre parenthèses, c’est assurément s’exposer à une « éléphantiasis », à un décrochement si rapide que le verbe de la phrase n’a pas encore eu le temps de se pro-noncer… Le rôle de la parenthèse, leur répétition, contribue à faire sentir qu’on est en présence d’une sorte de maintenance hors du successif. Le temps romanesque ne peut donc pas fondamentalement être linéaire, il est au contraire comme « trempé » dans une espèce de résine, résidu de colle gélatineuse ayant la transparence du plastique dans laquelle tous les morceaux du roman sont englués et dans laquelle ils coexistent, simultanément. Ce procédé n’est pas étranger à certains « plasticiens » qui, après avoir détruits la matière de leur art, dans un acte de colère maîtrisé, l’ont coulée dans de la résine, ce dissolvant puissant résorbant les éléments, les reconstituant sous forme de tableau réunifié sous son « emprise». Ainsi en est-il des lexies. Les images s’y déroulent saccadées en scènes juxtaposées comme ces tableaux plus haut décrits. Déjà chez Flaubert, ce procédé est à l’œuvre. Il suffit de relire avec Barthes Madame Bovary, pour en saisir le principe dans cette phrase que l’on aurait pu survoler ingénument : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappaient à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifice). Elle aperçu nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de L’heureux ; leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. » Les notions de simultanéité et de discontinuité font dans ce passage leur apparition : « à la fois » et « par tableaux détachés » Cette manière d’écriture « par tableaux détachés » traduit une manière d’être, détachée de tout souci de linéarité, un geste artistique comme l’a été entre autre L’Action Painting qui combine et recombine les « choses » après coup. Les mots sont pour ainsi dire « dé-contextualisés », abordés comme s’ils étaient des objets et des noeuds de signification qui ne sont plus à proprement parler des signes mais agissent comme des déclencheurs d’images en cascades, de « tropismes » métaphoriques qui contaminent tous le texte en le creusant. Ainsi, « l’un après l’autre, nous dit Claude Simon, les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent. » Le résultat de ce travail qu’est l’intertextualité est manière de distraction quant à l’intention primaire et première. « Une fois réalisé, dit Lévi-Strauss, celui-ci [le projet] sera inévitablement décalé par rapport à l’intention initiale [...] » Ce bricolage est un art d’ajouter, de retrancher, d’ajuster du mieux que l’on peut. Quoi de plus artisanal au sens noble, aujourd’hui réhabilité, que travailler à ce procédé d’écriture. La notion d'hypertexte n'est pas étrangère aux autres langues, elle est par exemple intime à la langue arabe, langue poète par excellence. Il n'est pas de travaux à ma connaissance qui aient abordé le sujet de sa participation (au sens aristotélicien) à cette langue. C'est donc terra incognita, chose à débroussailler, et à travailler...

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Commentaires
N
excellent article Amel ! par contre tu vois je pense que l'hypertexte est lui-même délimité par son nombre de combinaisons et d'interactions possibles, il n'y a donc qu'un changement d'échelle par rapport à la lecture linéaire, par conséquent cela ne constitue pas une infinité puisque le vocabulaire est en soi limité, même si l'échelle des possibilités paraît grande, nous devons encore aller bien au-delà de la notion d'hypertexte.
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