Il érait une fois... la tache (suite)
La tache est un accident, elle fait irruption là où ne l'attendait pas. Court-circuit à l'intérieur de la vision, elle est vécue comme une effraction, tout du moins une surprise. Maladresse première, elle peut se transformer en accident essentiel sous la révision ou le "revision" du peintre.
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En tout état de cause, la tache peut advenir d'une maladresse, de l’indigence des moyens, de l’usure ou
de l’érosion d’un matériau mangé ou grignotté par le temps, les intempéries, se
résumant ainsi des siècles plus tard à une « malheureuse » tache aveugle de ce
qui fut son tout. Résiduelle elle l’est donc assurément. Et l’on peut assurer
sans crainte que le progrès du matériel ne changera rien à l'affaire : la tache
est commencement et fin. Elle est l’alpha et l’oméga, ce qui est premier et
dernier ; ce vers quoi toute chose tend de façon inexorable. La tache nous
cerne, elle est le cerne de notre œil quand celui-ci s’est abîmé longuement en
elle. La tache met notre regard au défi, elle le fait plonger dans une contrée
finie mais illimitée. Souvenez-vous de Nostalgia de Tarkovski filmant les
taches suintantes des murs dans cette longue séquence où l’on entre à ciel
ouvert dans la demeure inondée du poète. La tache se réfléchit en son autre
aperçue dans quelque flaque d’eau clapotante et frémissante. Est-ce la tache ou sa projection sur le sol qui agit comme un réflecteur ?
La tache involontaire est le contexte inhérent à tout projet.
Bataille nous parle dans L’Expérience intérieure de la tache aveugle de l’entendement qui rappelle
étrangement celle qui se niche dans l’œil. Si bien nichée, qu’on ne la perçoit
pas, d’où son nom. « Mais alors que la tache aveugle de
l'oeil est sans conséquence, la nature de l'entendement veut que la tache aveugle
ait en lui plus de sens que l'entendement même. » Dès lors que
l’entendement s’attache à explorer le possible de l’être, la tache se fait
obsédante : « ce n'est plus la tache qui se perd dans la connaissance,
mais la connaissance en elle. L'existence de cette façon ferme le cercle, mais
elle ne l'a pu sans y inclure la nuit d'où elle ne sort que pour y rentrer.
Comme elle allait de l'inconnu au connu, il lui faut s'inverser au sommet et
revenir à l'inconnu. ”
Si l'exercice de Vinci est moderne, osons le mot, c'est qu'il
s'apparente étrangement à l'exercice que nous devons faire devant une grande
partie de la peinture abstraite (
l'histoire de la mouche)
Sans les taches, la peinture de Miro, celle de Pollock qui repose entièrement sur le jet de taches ou dripping,... perdent de leur vie. Cette chose qui, au premier abord paraît insignifante, voire négligeable, prend peu à peu consistante et devient sursignifiante. Si poétique de la tache nous pouvons parler, toute poétique est une Odyssée, inattendue cela vans sans dire. Car
l'exercice relève d'une sorte de méditation dont on sait pas vraiment si cela
est provoqué par la tension de notre volonté ou bien par l'effort auquel nos yeux
peuvent se plier. C’est toute la question de « L’œil et l’esprit » qui fut
posée par Merleau Ponti dans l’ouvrage du même nom. Ce plissement des yeux qui
nous apprend précisément à discerner les masses d’un tableau pour en mesurer
l’équilibre, qui valorise la profondeur des espaces et fait vibrer l'air, la
fait circuler. Un tableau respire ou n’est pas.
Le rapport de la respiration avec la peinture est particulier aux
Russes. Elle a partie liée avec toute leur histoire, elle répond à un besoin
vital de ménager de la respiration partout où cela est possible tant la vie est
dense, compacte, souvent aliénante dans son chaos même.
La texture moyenne des peintures que l'on utilise est le plus souvent
satinée voire même plastifiée et sur elles glissent littéralement les années
qui se succèdent. C'est sans compter avec les anfractuosités creusées, les
détériorations qui pourtant recèlent les meilleures taches, là où la peinture
le cède à l'enduit et au plâtre. Les taches ont ce pouvoir d’accrocher le
regard par une opération infiniment complexe puisqu’elles ne peuvent prétendre
par elles-mêmes à rien d’esthétique, étant sans objet ni projet. Sa seule
raison d’exister est d’être là, de n’être que ce qu’elle est dans ce qu’elle a
de multiforme. Des murs scolaires, il y a loin à ces murs ocres de l'Italie que
craquelle le soleil, que vient parfois blanchir la chaux, que l'hiver s'occupe
à fendre, ou de ses parois balayées par les vents de sable du Tassili où se
trouvent les plus beaux vestiges de la première peinture dans le sillons
creusés de la roche insoumise.
Il fallait de la rage pour dompter la montagne, pour lui imposer des
inscriptions, des traits aux courbes si harmonieuses comme l'avait reconnu Picasso et quelques autres.
C'est une ironie du temps qui à notre tour nous fait contempler les
maîtres de la Renaissance, comme un Piero Della Francesca, un Fra Angelico, un
Uccello au travers des brisures et des failles que leurs apprêts n'ont pu
empêcher. La nature vainc toujours cela même qui lui oppose résistance. Qui
peut me dire ce que nous ressentirions devant l'exclusion d'Adam et Eve du Paradis
de Masaccio sans ces attaques du temps qui viennent balafrer l'image de
l'Eternel ? Quelle impression nous ferait l'Acropole peinte de couleurs vives et
criardes comme ce fut le cas au cinquième siècle avant J-C ? Je ne sais
vraiment pas quel serait notre plaisir devant la Légende de la vraie Croix
flambante neuve, rutilante du dernier coup de chiffon avant son dévoilement aux
notables d'Arezzo.
J'ai fini par associer et confondre les failles et les visages qui les
portent. Par exemple dans cette Torture de Judas de Giovani da Piemonte (d'après Piero Della Francesca). Ce judas que l'on descend au puits et dont le
corps est divisé par une faille profonde qui le fend littéralement en deux.
C'est une faille large qui épouse la forme de la cage thoracique de Judas et
puis se rétrécit à l'endroit du visage. Il est fracturé par un accident du mur et c'est la seule marque de
violence qui l'habite. Judas, l'homme brisé. A mieux y regarder l'on remarque que la faille se poursuit vers le haut
et qu'elle coupe une partie du corps du bourreau qui tient Judas par les
cheveux. Puis la faille va se perdre dans le bleu du ciel. Judas le plus proche
du Maître a rompu le pacte, dans une double trahison : celle d’avoir convoqué
le Rabbinat par devoir, et ayant trahit l’amour pour celui qu’il admirait par
dessus tout.
Je ne compte plus les fresques aux visages lézardés. Comme si les murs
y trouvaient une consistance particulière propre à leur émoi. La faille suit
des chemins secrets que nul ne saurait découvrir, à moins de savoir comment le
temps procède dans ses accidents, ses « surprises ».
R. Caillois dans l’écriture des pierres, s’interroge sur cette passion
que les hommes ont toujours eue, non seulement pour les pierres précieuses,
mais aussi pour les pierres curieuses qui ont donné leur nom au cabinet où l’on
recueillait toutes les bizarreries venues d’un peu partout : celles qui nous
montrent au détour du hasard géologique, une forme habituelle, le dessin d’un
oiseau qui s’envole, les étendues improbables d’un désert d’écailles sur une
pierre de Madagascar. On ne sait ce qui fascine l’homme dans ces lignes
parfaites si ce n’est cette évidence dont s’emplit tout d’un coup l’incertain.
Mais d’où sortent donc ces châteaux et ses broussailles, ces châteaux de stries
en broussailles, ces stries en broussailles évoquant des châteaux ?
Le goût pour les pierres dures fut exalté comme nulle part ailleurs à
Florence détrônée aujourd’hui par les grandes villes de L’Inde devenue capitale
de la pierre précieuse où des joyaux inondent les trottoirs, posées sur des
papiers de fortune à même le sol. Vision surréaliste s’il en est quand on sait
que parmi ces rubis, ces saphirs ou diamants, certains feront le voyage jusqu’à
la place Vendôme. La tache ici fait la différence, la tache est ce qui nuit à
la transparence du caillou, lui retire son rayonnement, sa lumière, ce qui par
définition n’a pas de limite. Elle est alors ce qui obture l’Illumination. Ce
que recherche les chasseurs de pierres précieuses c’est la propagation de cette
lumière qui ne connaît pas de limite.
C’est cela l’artiste, c’est étonnante capacité à revenir à ces mouvements premiers et originels. Ce n’est pas la pierre qui fait du Braque, c’est lui qui se fait pierre.