Il était une fois... la tache
L'œuvre
de Léonard
de Vinci est en soi une invitation à aiguiser son regard, à porter
toute son attention sur les taches qui «éclaboussent» et constituent la
matière des vieux murs. C'est presque en s'excusant, on peut le
comprendre,
qu'il nous explique que scruter des tâches relève d'un exercice
spéculatif qui peut sembler dérisoire et presque ridicule, dont il souligne cependant l'efficacité pour
exciter l'esprit à divers inventions. ( L'atelier du peintre. N° 350)
La
tache ouvre des mondes, elle renferme des mondes, c'est selon. Si ce
précepte semble avoir été perdu, Henri Michaux l'a redécouvert
lorsqu'il a lancé cet assaut épique, convoquant sur la page ces
fameuses taches d'encre multiformes. D'assaut en assauts, des bestioles
à moins qu'il ne se soit agi de «diables » africains se livraient à d'étranges actions, comment en tous cas ne pas songer à des armées d'insectes ou d'individus en pleine effervescence.
Ce qui est certain, c’est que la tache a figé ou fixé dans le temps la puissance que
l'encre a reçu du bras et du poignet de celui qui l’avait exécutée. Toute
l’énergie de l’homme est passée dans cette modeste éclaboussure… Léonard de
Vinci avait-il pris la mesure d'un tel exercice ?
Si l’on
regarde les murs souillés de nombre de taches, ou parsemés de pierres
multicolores, avec l'idée d'imaginer quelque scène, on y verra l'analogie avec des
paysages au décor de montagnes, de rivières, de rochers, d’arbres, de plaines
ou de vallées et collines de toutes sortes. Cette idée pour moderne
qu’elle paraisse au premier abord, nous semble très rapidement stupide.
Pourquoi cette idée serait-elle particulièrement moderne ? Les hommes
n'avaient-ils jamais pensé jusqu'à nous, à perdre leurs pensées dans les formes
incertaines des nuages ? Les Dieux eux-mêmes n'en seraient-ils pas le résultat
? Un vol d’oiseau était en soi déjà tout un récit, on y lisait des présages.
Cet
exercice
de Léonard illustre l'esprit de la Renaissance qui faisait usage de l'analogie pour tenter d'ordonner une
dernière
fois le Monde. Les couples sont bien formés : macrocosme / microcosme,
tournesol / tourne soleil… Nos
ancêtres, déjà, avaient découvert que la noix pilée possédait des vertus thérapeutiques
pour traiter
les maux de tête ? La réponse était déjà analogique. Il est vrai que
la ressemblance entre une noix et le cerveau humain à de quoi nous étonner ? Vous trouverez
sur ce sujet un long développement de Foucault dans Les mots et les
choses. Cette vérité d’usage fondée sur la ressemblance, nous l'avons
gardé ne mémoire. Et l'infiniment grand se retrouve et se réplique
dans
l'infiniment petit. Pascal le redira à sa façon, Foucault, plus près de
nous, et les Chinois qui n’ont jamais cessé de penser autrement. Le
monde se
répète, comme un pliage, réduit à l'infime ce qu'il déploie dans
l'infini.
C'est le sens caché de l'homme vitruvien mais qu’il conviendrait plutôt
de
nommer l'homo cosmos.
Le pied
tout entier trouve place entre le coude et le poignet ou entre le coude et
l'aisselle quand le bras est plié. Regardez Le penseur de Rodin, il vous dit
tout de cet équilibre des proportions.
L'homme
qui se met à genoux perd un quart de sa hauteur.
L'amplitude
de ses bras ouverts est égale à sa hauteur. Ceci ne vaut pas pour les
volatiles.
Replions
l'homme sur lui-même jusqu'à revenir au big-bang puisque telles sont les
limites de nos conceptions. La tache est précisément ce repli du monde dans
l'univers de l'infiniment petit. Pli davantage que repli si l’on parle avec
Deleuze commentant Leibniz.
La tache est multiforme a plus d'un égard. Non seulement, elle ne répond à aucun critère, mais au premier abord elle ne fournit aucun indice, aucune direction de lecture. Elle autorise par excellence une lecture libre. La tache est multiforme, précisément parce qu'elle est plusieurs formes à la fois. Un clignement de l'œil suffit à la faire disparaître pour en faire apparaître une autre. Son apparente unité se dérobe à nos yeux. Ce qui était pour nous un tout devient un presque rien. Chose insignifiante qui pourrait passer inaperçue mais qui pourtant a convoqué toute notre attention. Ce qui était regard est devenu rocher. Ce qui était montagne est devenu nuage. La tache se métamorphose en son autre. Insaisissable par essence. Plus nous nous efforçons de la déchiffrer, plus son incertitude nous gagne. Cette incertitude est d’ailleurs d'autant plus grande qu'aucun projet ne paraît l'animer.