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Porte sur le toit
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29 septembre 2008

De Staël : l'extase de la matière

De Staël, captif de son propre enclos...

On le dit enlisé, englué dans un entre-deux, tiraillé, grillagé, captif de son propre enclos, tel un amoureux éprouvé par une énorme bagarre dont l'issue s'affirmerait de plus en plus certaine, empêtré dans une toile d'araignée qu'il avait lui-même tissée, il n'en demeurait pas moins que ce même de Staël s'obstinera toute sa vie durant à conduire son œuvre jusqu'à son point ultime, sans jamais céder une goutte de son âme à son désespoir. S'il a connu quelque répit, des saisons plus paisibles, des théâtres plus lumineux, des échappées joyeuses sous le ciel d'Agrigente, des instants d'extase en dehors de la matière, il ne pouvait s'empêcher de se répéter :

"Je vais aller sans espoir jusqu'au bout de mes déchirements, jusqu'à leur tendresse". 

de_stael_parc_de_sceaux Parc de Sceaux

de_stael_nicolas_paysage_du_midi_Etude : Paysage du Sud

Ces déchirements laissent voir beaucoup : des compositions en faillite, tenant debout comme le funambule sur un fil, laissant deviner un ordre si subtil comme une manière de palimpseste. Des lignes se dirigent en tous sens, dans l'incertitude d'un point de départ, comme suspendues à quelque chose de dérisoire, "dans un geste d'abandon, de dégoulinade, de brouillage". Des lignes s'avancent menaçantes à gauche, tandis que celles de droite ploient. De part et d'autre de la toile, cela tombe, s'effondre, comme une boîte d'allumettes qui aurait soufflé. Des lignes labyrinthiques au-delà desquelles il y aurait écrit : No escape.

Ces espaces fragmentés, saturés d'éléments hétéroclites, faisant jusqu'à disparaître l'idée même de support témoignent d'un univers en miettes, hanté par un souci de réorganisation permanent. "La seule recherche sérieuse dans un tableau, c'est la profondeur, et un tableau c'est un espace organisé", dira de Staël. 

Un jour, moins de lignes, plus de masses, plus de matière, un autre, plus de couleurs, plus de lumière, moins d'épaisseur, davantage de respiration, faisant obstruction à tout ce qui ménage une percée vers la clarté, on le croit tout près du "but" et pourtant même dans ses peintures les plus lumineuses quelque chose se disloque peu à peu, se morcelle dans les amas de matière en tension, écrasé par le poids des choses. Ces envolées sont des longues expirations devant le ciel, le port d'Antibes, les ruines d'Agrigente, mais déjà, un peu au-dessous, le morcellement et l'étouffement le guettent. Même les footballeurs, cette "tonne de muscles [qui] voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance", ne sont qu'agrégats de fragments soudés. La toile nous dit son propre labyrinthe a-structuré. Organiser la matière, la matérialité des choses, voilà ce à quoi de Staël s'éprouvait.

C'est "la vie dure".

Plus tard, il renonce à construire, et s'en remet entièrement à la matière comme à des muscles de couleur sortie du tube. De Staël s'incline :

"Que voulez-vous qui tienne un tableau si ce n'est la couleur?" 

"Il y a parfois une montagne d'esprit dans une parcelle de matière" 

AgrigenteAgrigente

P. Rancé dira : "De telle sorte qu'on oserait faire l'hypothèse qu'à la faille du symbolique, pressentie dans les difficultés du début, travaillée et reprise dans une tentative de structurer, d'architecturer avec des lignes, des limites, des espaces redessinés qui toujours s'effondrent, c'est le réel qui répond. Le réel de la peinture —comme matière "hors sens", littéralité littorale au rien— fait "tenir" le tableau là où le tracé échoue. C'est un peu comme si, ayant tenté de colmater la faille du symbolique par du symbolique, le peintre s'était heurté à un mur et que c'est sur ce mur qu'il allait désormais bâtir son œuvre, sur ce réel de la toile, vertical, frontal, sans essayer de le sauter, de le transpercer, de l'ouvrir. Il s'adosse désormais à ce "mur" qu'il maçonne, travaille comme un mur de maison, un mur de plâtre aux nuances de blanc, de gris, délicates, acceptant les fissures qui l'animent, le dessinent, le rendent vivant " :

"L'espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. À toutes profondeurs."

Une pâte épaisse à la texture rugueuse, et ce poids énorme de la matière qui se mesure à l’effort qu’ont les formes à s'extraire de l’obscurité qui envahit le tableau. Le chromatisme s'autorise de tous les noirs, depuis les bleus durs, aux bruns foncés, seul un discret tracé de rouge est toléré. Quatre bouteilles surgissent de l’obscurité, comme si elles avaient été conçues ex nihilo. Derrière les épaisses couches de peinture, des bouteilles endeuillées se confondent avec le « fond » obstinément noir. Les formes émergent pudiquement du champ chromatique et s’interpénètrent avec l’espace limitrophe. La composition tient en un équilibre si précaire, à la limite du visible et de l’informe, qu’elles semblent vaciller telles les natures mortes de Morandi.
De Staël écrira en juin 1952 : “Il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible, si l’on ne veut pas finir en fresque de Pompei, en platitude”. Entre le visible et l’invisible, la frontière est si ténue que le tableau en son entier se donne à voir comme représentation d’un voile, au-delà duquel le désir demande à voir l'inapparent qui, pour de Staël, avait pris le sens d’une quête.


            

Refuge et prison, les dernières natures mortes de Staël eurent pour sujet l’atelier de l’artiste :
Atelier vert, Coin d’atelier à Antibes, Coin d’atelier fond bleu, Atelier à Antibes, et Atelier fond orangé. Dans ce dernier tableau, la couleur de plus en plus pure prévaut sur la matière qui s’efface au profit de champs monochromes imbibées de formes, de rectangles aux couleurs irradiantes et aux bords diaphanes évoquant les toiles que Mark Rothko avaient peintes dans les mêmes années aux Etats-Unis. Même si Rothko ne s’est jamais soucié de représentation, s’engageant toujours plus loin dans la conception de ses tableaux comme champs d’immersion dans la couleur et dans la sensation, son œuvre, comme celle de Staël, évoque la dimension du surgissement, de l’épiphanie, donnée par le visible et visant cet au-delà du visible. A l’époque, Nicolas de Staël travaille sous l'emprise des  toiles de Vélasquez qu’il a revues au Prado en 1954, il évoque l'idée de la “suprême aristocratie de cette pincelada qui, avec un minimum de matière, un minimum de brio, un maximum d’autorité, suscite un art déconcertant de simplicité et de présence.”
Dans cette dernière période les couleurs qu'il emploie sont à la fois saturées et fluides, il les applique  en couches de plus en plus minces et plonge la toile dans une lumière orangée « troublée» par quelques lignes bleues qui décrivent les outils du peintre, le contraste renforce l’intensité de la couleur dominante, supporte et sa présence ou son absence dans la toile, désormais souveraine. De Staël ménage des réserves, des zones d’absence qui dessinent la forme d’un tiroir, ou d’un châssis suspendu en arrière-plan rappelant les zip de lumière dans les tableaux monochromes de Barnett Newman. Les réserves de Staël concentrent toute l’énergie chromatique, font vibrer l’espace et changent ses tableaux en véritables drames, au sens littéral de drama qui dit l’action ; ici de la couleur, dans ses rapports de contraste, ses dissonances, ses complémentarités, ses transparences, sa lumière.
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Commentaires
A
Je le comprends d'autant plus que j'ai pu avoir un aperçu de votre travail sur votre blog; merci pour votre visite.
M
merci pour ce billet sur nicolas de stael<br /> c'est un de mes peintre préféré
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