De Staël : l'extase de la matière
De Staël, captif de son propre enclos...
On le dit enlisé, englué dans un
entre-deux, tiraillé, grillagé, captif de son propre enclos, tel un amoureux
éprouvé par une énorme bagarre dont l'issue s'affirmerait de plus en plus
certaine, empêtré dans une toile d'araignée qu'il avait lui-même tissée, il
n'en demeurait pas moins que ce même de Staël s'obstinera toute sa vie durant à
conduire son œuvre jusqu'à son point ultime, sans jamais céder une goutte de
son âme à son désespoir. S'il a connu quelque répit, des saisons plus
paisibles, des théâtres plus lumineux, des échappées joyeuses sous le ciel
d'Agrigente, des instants d'extase en dehors de la matière, il ne pouvait
s'empêcher de se répéter :
"Je
vais aller sans espoir jusqu'au bout de mes déchirements, jusqu'à leur
tendresse".
Ces déchirements laissent voir beaucoup :
des compositions en faillite, tenant debout comme le funambule sur un fil,
laissant deviner un ordre si subtil comme une manière de palimpseste. Des
lignes se dirigent en tous sens, dans l'incertitude d'un point de départ, comme
suspendues à quelque chose de dérisoire, "dans un geste d'abandon, de
dégoulinade, de brouillage". Des lignes s'avancent menaçantes à gauche,
tandis que celles de droite ploient. De part et d'autre de la toile, cela
tombe, s'effondre, comme une boîte d'allumettes qui aurait soufflé. Des lignes labyrinthiques au-delà desquelles il y aurait écrit : No escape.
Ces espaces fragmentés, saturés d'éléments
hétéroclites, faisant jusqu'à disparaître l'idée même de support témoignent d'un univers en miettes, hanté par un souci de
réorganisation permanent. "La
seule recherche sérieuse dans un tableau, c'est la profondeur, et un tableau
c'est un espace organisé", dira de Staël.
Un jour, moins de lignes, plus de masses, plus de matière, un autre, plus de couleurs, plus de lumière, moins d'épaisseur, davantage de respiration, faisant obstruction à tout ce qui ménage une percée vers la clarté, on le croit tout près du "but" et pourtant même dans ses peintures les plus lumineuses quelque chose se disloque peu à peu, se morcelle dans les amas de matière en tension, écrasé par le poids des choses. Ces envolées sont des longues expirations devant le ciel, le port d'Antibes, les ruines d'Agrigente, mais déjà, un peu au-dessous, le morcellement et l'étouffement le guettent. Même les footballeurs, cette "tonne de muscles [qui] voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance", ne sont qu'agrégats de fragments soudés. La toile nous dit son propre labyrinthe a-structuré. Organiser la matière, la matérialité des choses, voilà ce à quoi de Staël s'éprouvait.
C'est
"la vie dure".
Plus tard, il renonce à construire, et s'en
remet entièrement à la matière comme à des muscles de couleur sortie du tube.
De Staël s'incline :
"Que
voulez-vous qui tienne un tableau si ce n'est la couleur?"
"Il
y a parfois une montagne d'esprit dans une parcelle de matière"
P. Rancé dira :
"De telle sorte qu'on oserait faire l'hypothèse qu'à la faille du
symbolique, pressentie dans les difficultés du début, travaillée et reprise
dans une tentative de structurer, d'architecturer avec des lignes, des limites,
des espaces redessinés qui toujours s'effondrent, c'est le réel qui répond. Le
réel de la peinture —comme matière "hors sens", littéralité littorale
au rien— fait "tenir" le tableau là où le tracé échoue. C'est un peu
comme si, ayant tenté de colmater la faille du symbolique par du symbolique, le
peintre s'était heurté à un mur et que c'est sur ce mur qu'il allait désormais
bâtir son œuvre, sur ce réel de la toile, vertical, frontal, sans essayer de le
sauter, de le transpercer, de l'ouvrir. Il s'adosse désormais à ce
"mur" qu'il maçonne, travaille comme un mur de maison, un mur de
plâtre aux nuances de blanc, de gris, délicates, acceptant les fissures qui
l'animent, le dessinent, le rendent vivant " :
"L'espace
pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. À
toutes profondeurs."
De Staël écrira en juin 1952 : “Il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible, si l’on ne veut pas finir en fresque de Pompei, en platitude”. Entre le visible et l’invisible, la frontière est si ténue que le tableau en son entier se donne à voir comme représentation d’un voile, au-delà duquel le désir demande à voir l'inapparent qui, pour de Staël, avait pris le sens d’une quête.
Dans cette dernière période les couleurs qu'il emploie sont à la fois saturées et fluides, il les applique en couches de plus en plus minces et plonge la toile dans une lumière orangée « troublée» par quelques lignes bleues qui décrivent les outils du peintre, le contraste renforce l’intensité de la couleur dominante, supporte et sa présence ou son absence dans la toile, désormais souveraine. De Staël ménage des réserves, des zones d’absence qui dessinent la forme d’un tiroir, ou d’un châssis suspendu en arrière-plan rappelant les zip de lumière dans les tableaux monochromes de Barnett Newman. Les réserves de Staël concentrent toute l’énergie chromatique, font vibrer l’espace et changent ses tableaux en véritables drames, au sens littéral de drama qui dit l’action ; ici de la couleur, dans ses rapports de contraste, ses dissonances, ses complémentarités, ses transparences, sa lumière.