Les pensées de derrière la tête
« Les pensées de derrière la tête.
On dit
qu’un homme a des pensées de derrière la tête quand il ne dit pas tout ce qu’il
pense ou tout ce qu’il veut. C’est un cas très ordinaire et rien d’exceptionnel
n’est signifié par cette expression. Celui qui dirait tout ce qu’il pense et
déclarerait toutes ses intentions n’aurait que des pensées de devant la tête,
des pensées de façade, si on
peut dire et serait une sorte de monstre. Sa tête ressemblerait à une maison
impossible, sans hauteur ni profondeur, sans toit, sans cave, sans escalier,
sans propriétaire, où on ne pourrait s’étendre pour dormir qu’en mettant ses
pieds et même ses jambes hors de la fenêtre, au scandale des personnes
élégantes ou raisonnables qui passeraient dans la rue. On ne peut imaginer rien
de plus absurde. En supposant qu’une telle demeure parût habitable à des
malheureux accoutumés à l’étalage de leur misère, comment des gens dignes
d’estime, n’ayant rien à se reprocher,
pourraient-ils supporter de s’offrir en spectacle à tous ceux qui seraient
tentés de regarder dans leur intérieur?
Un
homme qui a des pensées de derrière la tête, au contraire, est simplement un
individu sensé, habitant une maison bien aménagée, pourvue, par conséquent,
d’un endroit retiré où il lui soit loisible de penser en sécurité, et d’un
autre endroit, peu éloigné du premier, où il puisse obéir à certains appels de
la nature, sans que personne en soit informé. L’idéal serait qu’il n’y eût
qu’un seul endroit pour les deux fonctions qui paraissent avoir, dans ce cas,
une mystérieuse et profonde conformité. Les spéculateurs et les sociologues me
comprendront ! »
Léon
BLOY
/ Exégèse des lieux communs / Mercure de France 1968